Terminologie musicale en Guadeloupe :ce que le créole nous dit de la musique.(Par Marie-Céline LAFONTAINE, ethnologue)
Depuis quelques années j'effectue un travail de recherche sur les musiques traditionnelles guadeloupéennes au sein d'une communauté- de paysans pauvres de la région de Baie-Mahault, au nord-est de la Guadeloupe proprement dite. La "Guadeloupe" se compose en effet de deux Îles principales: la Guadeloupe proprement dite ou Basse-Terre et la Grande-Terre, séparées par un étroit bras de mer, et formant, avec les petites Îles avoisinantes, ce qu'on appelle l' "Archipel Guadeloupéen".
Le milieu social étudié comprend diverses catégories de travailleurs de la terre (regroupées sous l'appellation de "paysans pauvres") ainsi que d'autres catégories de travailleurs qui, issues des premières, n'ont pas rompu avec elles et avec leurs traditions.
Il s'agit pour les premières, d'ouvriers agricoles, simples coupeurs de canne pour le compte de l'usine; de colons partiaires, paysans auxquels l'usine concède une parcelle de terre, à charge pour eux de la planter en cannes et de vendre à l'usine les produits de leur récolte; enfin de "petits planteurs", paysans propriétaires de cinq hectares de terre au plus (1) (colons et petits planteurs pouvant être également, à titre temporaire, coupeurs de canne pour le compte de l'usine, du fait de l'insuffisance du revenu qu'ils tirent de leur production personnelle). Quant au reste de cette population, il s'agit de petits commerçants, de petits artisans, de gens de service, d'ouvriers de l'industrie (production sucrière, B.T.P., etc.).
Voici les types de musique que ces populations pratiquent et revendiquent spontanément comme leur étant propres, au moins' d'après mes observations sur le terrain.
Le léwoz (2), ensemble de danses et de chants exécutés au son des tambours gwoka ou gwotanbou ("gros-tambour") ou simplement ka (3) soit lors de soirées appelées elles-mêmes léwoz (terme désignant également l'un des rythmes de cette musique), soit le plus souvent, de façon informelle, lors de ce qu'on appelle un kout tanbou (4).
Le kadri (quadrille), ensemble de figures dansées sous la direction d'un "commandeur", membre d'un orchestre dont les principaux instruments, outre diverses percussions, sont l'accordéon et le tanbou d'bas ("tambour de basse") ou ti tanbou ("Petit tambour"). Cette musique est exécutée soit lors de bals dits balakadri ("bals de quadrille") soit de façon informelle, et on parlera dans ce cas de kout kadri ("coup de quadrille").
La bigin (biguine), danse depuis longtemps connue hors des Antilles françaises d'où elle a été exportée et oÙ elle ne survit plus aujourd'hui, sous sa forme originelle, que parmi les populations considérées ici. Sa musique est jouée par les spécialistes des instruments du quadrille et dans les mêmes circonstances, formelles ou informelles, que celui-ci.
Les chanté a véyé (chants de veillées mortuaires) accompagnés de battements de mains et de bruits de gorge rythmiques ("tambour vocal"). Il sont exécutés au cours de la soirée et dans la nuit qui suivent le décès, et lors des "vénérés". Ces derniers sont des cérémonies formellement semblables aux veillées, qui ont lieu dans la soirée du onzième jour et dans la nuit du onzième au douzième jour après le trépas, ou autrement dit le neuvième Jour d'un cycle catholique de prières qui débute le surlendemain de ce trépas.
Il convient d'ajouter que le léwoz et le balakadri, aussi bien que les veillées mortuaires et les "vénérés", assument des fonctions sociales multiples (divertissement, entraide, manifestation de prestige, et, pour les deux premières qui par ailleurs obéissent aux mêmes règles d'organisation, fonctions d'échanges économiques) (5).
L'un des aspects de la recherche en cours est une étude des terminologies visant au recensement et à l'analyse sémantique des termes relatifs à ces musiques. Cette étude, dont les premiers résultats vont être exposés ici, présente à mon sens un triple intérêt: musicologique et linguistique, bien sÛr, d'autant que les recherches sur les langues créoles sont aujourd'hui en plein développement (6), mais aussi eu égard à un débat très actuel en Guadeloupe, dont l'enjeu est la définition ,légitime" de l'identité culturelle. Ni les pratiques musicales, ni les discours de leurs agents n'ont été rigoureusement analysés à l'occasion de ce débat que suscite depuis une quinzaine d'années l'essor du nationalisme guadeloupéen.
J'ai montré ailleurs (7) qu'il existe dans ce débat une forte tendance prônant la dévalorisation, voire l'évacuation, de la biguine et du quadrille et la survalorisation du léwoz et des chants de veillée. Ce point de vue entend se justifier par le biais d'une opposition entre les critères d' "occidentalité "(pour les premières musiques mentionnées) et d' "africanité" (pour les secondes), alors même que les couches populaires qui sont seules à pratiquer indifféremment ces diverses musiques les considèrent toutes comme faisant partie au même titre d'un patrimoine légué par "les anciens" et n'en situent pas l'origine ailleurs qu'en Guadeloupe.
Parmi les termes qu'emploient les membres du groupe social étudié lorsqu'ils parlent de leur musique, il en est huit que j'ai choisi d'analyser. Ce choix se justifie par le fait suivant. Ces huit termes, dont la plupart désignent des pratiques et des instruments musicaux communs aux divers genres considérés, manifestent, outre des significations d'ordre technique, des catégories conceptuelles qui nous permettent, à la différence des autres termes du corpus recueilli de pénétrer la vision du monde de leurs utilisateurs.
Les termes en question, proviennent de différents types d'énoncés (8):
a) des énoncés que j'ai repérés fortuitement dans le contexte de discours tenus lors ou à propos de diverses manifestations musicales ;
b) des énoncés identifiés dans le cadre d'entretiens que j'ai sollicités sur des sujets relatifs à la musique traditionnelle, et au cours desquels les termes retenus pour l'analyse sont apparus spontanément ;
c) des énoncés produits dans les conditions ci-dessus évoquées, mais avec cette différence que le sens des termes a fait l'objet, sur ma demande, d'une explication systématique ainsi que des énoncés produits lors d'entretiens spécialement consacrés à la présente question des terminologies (9).
L'exposé des énoncés où apparaissent les termes retenus sera suivi de commentaires qui fournissent des aperçus sur l'état provisoire de la recherche.
Les termes dont il est question sont les suivants : ka, boula, makyè/makyè, rèpriz, lokans, konté, mizik, tradùi.
I- Ka
1) Ki yo di'w sé on gwotanbou, ki yo di'w sé on banboula. Ki yo di'w sé on ka, sé'y ka joué tout Iéwoz -la ki tin-la (c)
"Qu'on l'appelle 'gros-tambour', qu'on l'appelle 'bamboula', qu'on l'appelle ka, c'est lui qui sert à jouer toute la musique de lewoz"
2) Madanm-lasa sé gwoka i té ka kongné. I té ka kongné on bèl ka, é chanté osi, é dansé osi. Sa sé té Iéwozyè menm (b).
"Cette dame-là elle jouait du gwoka. Elle jouait bien du ka, et elle chantait aussi, et elle dansait aussi. C'était une vraie lérozière" (10).
3) Sé toujou an bari a vyann-la an konnèt ka-la (b).
''J'ai toujours connu le ka fait à partir du baril de viande (salée)".
4) Manman mwen sé té on nonm... E i té ka kongné ti tanbou d'bas-La. Vayan me nm. . . Lè 'w vwè i té ka kongné ka sé lè 'w vwè -i té e nmé kadri a' y- i té kay dansé kadri a'y. Lè yo ka joué mizik-la, i ka mandé boug-la ka kongné-la la fè on kout ka, i ka mandé kongné on kadri (b).
" Ma mère c'était un homme . . . Et elle jouait du petit 'tambour de basse'. De vaillante façon. Quand il lui arrivait de jouer du ka -elle aimait le quadrille- c'était quand elle allait danser son quadrille. Quand on jouait la musique, elle demandait au batteur de la laisser faire un coup de ka, de la laisser 'battre' un quadrille".
A travers ces exemples il apparaît que ka est (au même titre que gwotanbou et gwoka) un terme qui sert à désigner le tambour avec lequel on joue la musique de léwoz, mais qu'il est également employé pour désigner le tambour utilisé dans la musique de quadrille, le tanbou d'bas ou tî tanbou (cf. supra). Comme cette dernière utilisation du mot ka semble souvent aller de soi, le terme pourrait prétendre à une valeur générique ayant comme signification "tambour" au même titre que tanbou.
Par ailleurs on remarquera que si les termes gwoka, gwotanbou (et aussi banboula, bien que de dernier semble vieilli) sont synonymes pour désigner l'instrument privilégié de la musique de léwoz, ils le sont aussi de ce dernier terme dans son acception de "genre musical spécifique", lequel terme recouvrant lui-même, ainsi qu'on l'a vu précédemment (cf. supra) d'autres significations.
II- Boula
1) Gwotanbou sé dé gwotanbou. Ni on makyè é ni on boula. Boula-la ka boula ba makyè-la, makyè-la ka makyé
"Ce qu'on appelle 'gros-tambour' se joue avec deux 'gros-tambours'. Il y a un 'marqueur' et il y a un boula. Le boula 'boule' le boula pour le 'marqueur, le 'marqueur' 'marque", (11).
2) Alè i ni on boula i ka boula alè, an pé pa konpwann li (b).
"Actuellement il a une façon de 'bouler' le boula que je ne peux pas comprendre".
3) Boula sé gwotanbou... Sé 'y ki chèval-la (c).
"Le boula c'est 'un gros tambour'. C'est lui qui est le 'cheval' (12)".
4) Boula a toumblak sé on boula won. Kalagya-la sé on boula won, mé vit, vit, vit (b).
"Le boula du toumblak c'est un boula 'rond'. Pour le kalagya c'est un boula rond', mais vite, vite, vite (13)".
5) An kadri-la sé boula won. Tout tanbou-la won. Sé enki poul-la ki ka distengyé (b).
"Dans le quadrille le boula est 'rond'. Dans tout le quadrille le rythme est rond'. Il n'y a que dans 'la poule' (14) que c'est différent".
6) Batè-la ka boula boula won-la, é a chak kou akodéon-la ka makyé, i dwètèt fè rèpriz-la (b).
"Le batteur 'boule' le boula 'rond', et à chaque coup 'marqué' par l'accordéon, il doit faire la rèpriz''.
7) 0 fon menin, pou tanbou menm, boula sé ti tanbou d'bas (c).
"Au fond, s'il ne s'agit que de tambour, le boula c'est le petit 'tambour de basse' ".
Le terme boula a différents sens ; il désigne:
1) le petit tambour à fond plat du type du tambourin utilisé dans la musique du quadrille;
2) le tambour sur lequel l'un des tambourinaires assoit la musique de léwoz (cf. énoncé 3);
3) celui qui parmi les tambourinaires assoit la musique de léwoz (cf. énoncé 1 : "Boula-la ka boula...");
4) l'action d'asseoir la musique en jouant le rythme de base (cf. énoncé 6: "Batè-la ka boula...");
5) le jeu d'un tambourinaire quand il bat le rythme de base (cf. énoncé 2: "alè i ni on boula...");
6) enfin, le rythme de base des différentes figures rythmiques (cf. énoncés 4 et 5).
III- Makyè, makyé
1) Pa ou ba makyè-la sé sa i ka makyè ba'w. Si yo pa-a ba'w pa ou ké kongné alo? (b).
"Ce sont les pas de danse que tu fais que 'marque' le tambourinaire soliste. Si on ne te donne pas de pas, comment pourras-tu 'battre'?".
2) ...Dapwé'y i ka makyé ! Ka i ka makyè-la? I pa ka gadé on moun ka dansé douvan a'y. Tèt a'y bésé, i ka fouté nenpot kout tanbou alèz a'y ki lidé a'y di'y fè. Mé dansè-la ka dansé-la, i sé on kouyon alo? Mé gadé dansè-la tibwen, sa fo ou fè ba'y! (b).
"... Et selon lui il 'marque' Mais qu'est-ce qu'il 'marque'? Il ne regarde même pas la personne qui danse devant lui. Il garde la tête baissée et il fout n'importe quel coup sur le tambour à son idée! Et le danseur qui danse là? C'est un couillon alors? Mais regarde donc un peu le danseur pour que tu saches quoi faire pour lui!".
3) An ka dansé ba'y i pa fouti makyé ban mwen (a).
"Je danse pour lui et il n'est même pas foutu de 'marquer' pour moi".
4) An toumblak-la makyè-îa ka makyé lé pa. I ka makyé tout kou ren-la (b).
"Dans le toumblak le 'marqueur' 'marque' les pas. Il 'marque' chaque coup de reins".
Au stade actuel d'évolution de la société guadeloupéenne, le fait de jouer du tambour n'est plus nécessairement lié à la danse. On peut jouer du tambour pour jouer du tambour, et cela jusques et y compris sur les scènes du show-business. Mais autrefois, ainsi que j'ai pu l'entendre dire:
"... tanbou pa té ka joué initil"
"... on ne jouait pas du tambour inutilement".
En d'autres termes tambour et danse étaient liés dans la tradition du léwoz, manifestation elle-même inscrite dans un espace-temps spécifique (le samedi de chaque quinzaine, jour de paie, pour les régions de grande plantation, et chaque samedi de la période du Carnaval pour les régions où le morcellement de la propriété était plus avancé). Alors, musique et danse étaient indissociables au sens où c'était la danse qui créait la musique et où c'était la musique qui créait la danse. C'est là l'origine des termes "marquer" et "marqueur" qui persistent de nos jours, quelles que soient les conditions dans lesquelles on joue du tambour.
IV- Rèpriz
1) Madanm-la pa ni rèpriz pa menm pou i manjé, jijé pou i dansé (a).
"Cette femme-là n'a même pas de rèpriz pour manger, à plus forte raison pour danser".
2) Rèpriz sé makyé pa a'w, pa-la ou ka fè-la (c).
"Rèpriz signifie que tu dois 'marquer' tes pas, les pas que tu exécutes".
3) Mwen menrn, pa ni pon chanté ou ké chanté an pé-é savé ka i yé. Menm si an po-o tann li. Pas chanté-la tini on rèpriz! An pa oblijé konnèt chanté a moun. Mé an konnèt rèpriz a chanté (b).
"En ce qui me concerne, on peut chanter n'importe quel chant, je saurai de quoi (de quel rythme) il s'agit. Même si je ne l'ai pas encore entendu. Parce que le chant a une rèpriz ! Je ne suis pas obligé de connaître tous les chants. Mais je connais la rèpriz des chants".
4) ou ka kongné tanbou-la ou pa ni rèpriz, sé détoné ou ka détoné mizik-la mon chè! (a).
"Tu bats le tambour et tu n'as pas de rèpriz, tu fais dérailler la musique, mon cher!".
5) Répondè! Rèpriz! (a).
" 'Répondeurs' ! (15) Rèpriz !" (expression qu'on entend souvent au cours d'une veillée mortuaire ou d'un lèwoz).
6) Tini on fanm ka joué gyita, kyèkfwa i ka vin koté an nou la nou ka joué-la é i ka mandé nou fè on kou gyita, mé i ka joué byen toubonman ! Eben wè, sé sa: sé rèpriz a mizik ka fè mizik! (b).
"Il y a une femme qui joue de la guitare. Quelquefois elle vient nous voir là où nous jouons, et elle nous demande de la laisser 'faire un coup de guitare'. Eh bien, elle joue vraiment bien! Eh bien oui, voilà: c'est la rèpriz de la musique qui fait la musique!".
7) An kadri-la sé kon an gwoka-la : fo'w ni rèpriz a komandè-la, rèpriz a akodéonis-la, rèpriz a tanbouyé-la, san sa pa tin kadri (b).
"Dans le quadrille, c'est comme dans le gwoka : tu dois avoir la rèpriz du commandeur, la rèpriz de l'accordéoniste, la rèpriz du tambourinaire, sans quoi il n'y a pas de quadrille".
8) Rèpriz sé lè tini ako an mizik-la. Fo tout moun annako (c).
"Rèpriz c'est quand il y a accord dans la musique. Il faut que tous soient en accord".
9) Rèpriz sé rété la. Dépi ou ka joué ou mété'w ka kouri o galo adan on biten, pu ni rèpriz (c).
"Rèpriz c'est tenir le rythme. Lorsque tu cours au galop en jouant, il n'y a pas de rèpriz".
10) An pé èsplikyé'w At biten mé an pé-é pé di'w pou rèpriz. Ou dwètèt santi'y. Tout biten fo'w ni rèpriz. Menm pou'w manjé fo'w ni rèpriz (c).
"On ne peut pas expliquer rèpriz. Ca doit se sentir. En tout il faut rèpriz. Même pour manger on doit avoir rèpriz".
11) Sé dé bwa-lasa, sé on répriz (c).
"Ces deux baguettes de bois (16), c'est rèpriz".
Le terme rèpriz apparaît aussitôt qu'il est question de musique. Danser c'est rèpriz. Chanter c'est rèpriz. Battre le
tambour c'est rèpriz. Toute chose est rèpriz. Pour toute musique il est question de rèpriz, mais il n'est guère possible d'obtenir des informateurs une explication précise du terme, et pour cause: rèpriz serait en fait quelque chose d'essentiel à cette musique, d'indéfinissable, quelque chose comme "le rythme". Il y a cependant un autre terme qui peut nous éclairer, terme entendu dans la déclaration suivante:
"Chanté a véyé pou'w chanté sa fo'w vayan, sa ni onlo kadans adan'y"
"Les chants de veillée, pour les chanter, il faut être costaud, car il y a beaucoup de cadence là-dedans".
Alors que je demandai de me préciser le sens de kadans, il me fut répondu :
"Ki vlé di'w si ou pa nt repriz fo pa ou vin la"
"C'est-à-dire que si tu n'as pas de rèpriz ce n'est pas la peine de venir t'aligner". En voici un autre exemple:
"Lotwoujou an té pwan kaché, èvè mwen alé mwen bwè alkol, mwen enni touvé mwen dékadansé".
"L'autre jour j'avais pris des cachets et là-dessus j'ai bu de l'alcool; je me suis senti 'décadences' ".
V- Lokans
1) Misyé ni lokans toubonman! (a).
"Ce type a une de ces lokans!".
2) Ou ké kriyé Ti Manno ban mwen sé pou i tandé lokans an mwen (a).
"Appelez-moi donc Ti-Manno pour qu'il entende ma lokans".
3) Ou tin bèl vwa pou'w chanté, é i ni bon rèpriz. I ni bèl lokans. Wè sé sa. Mè si ou tann on moun ka enni chanté on chanté an pangal nenpot jan, i pa ni pon lè, i pa ni pon chawm, pon gou, sa sé on biten ki pa-a konté : lokans sé rèpriz a chanté. si ou pa tin sa ayen nafè (c).
"Quand tu as lokans, tu as une belle voix et une bonne rèpriz. Oui c'est bien ça. Mais si tu entends quelqu'un qui chante nimporte comment, quelque chose qui ne ressemble à rien, qui n'a aucun charme ni aucun goût, ça ne vaut rien. Lokans c'est la rèpriz du chant. Si tu n'as pas ça, il n'y a rien à faire".
4) Lokans ka vin paw rèpriz. Si ou pa tini lokans, ou pa tini vwa ou pa tini rèpriz (c).
"Lokans vient par rèpriz. Si tu n'as pas de lokans c'est que tu n'as ni voix ni rèpriz".
5) Lokans ka vini'w a lèstomak a'w. Sé hosé lavwa. Sé hotè a vwa-La ka fè lokans (c).
"Lokans vient du fait que tu as du coffre. C'est chanter d'une voix puissante. C'est la puissance de la voix qui fait lokans".
6) Dépi ou vwè ou ni lokans, fo'w pasé dépi an mînè, majè, zafè a si bémol, do sé biten-lasa. Dépi on moun ni lokans fo i pasé adan yo tout. Sala ou vwè'w vwè i pa ni lokans-la, ou ké vwè'y ké pasé adan on sèl vwa. Mé si ou pati an mi, fo'w chanjé! Ki léwoz, ki véyé, toupatou fo'w ni lokans (c).
"Si tu as lokans, tu dois pouvoir passer en mineur, en majeur, si bémol, do, dans tous ces trucs là (17). Quelqu'un qui a lokans doit pouvoir passer par tout ça. Celui qui n'a pas lokans, tu verras qu'il chantera d'une voix monocorde. Mais si tu pars en mi, il faut pourtant que tu changes! Qu'il s'agisse de lèwoz, de veillée ou de n'importe quoi, il faut lokans".
7) Sé mésyé-lasa yo pa ni lokans, sé palé yo ka palé on chanté. Tou sa pa chanté. Sé moun ka enni palé chanté. A pa moun ka chanté chanté. Yo pa ni Lokans pou yo chanté. Lokans sé monté ho mé désann osi (c).
"Ces types-là n'ont pas lokans, ils ne peuvent que parler un chant. Ce ne sont pas des chanteurs. Ce sont des gens qui ne font que parler les chants. Ce ne sont pas des gens qui chantent des chants. Ils n'ont pas de lokans pour chanter. Lokans c'est monter mais c'est aussi descendre".
8) Solanj, pou lokans i tini lè i ka dansé, sa pa tini non. Mé tin moun sé maché yo ka maché (c).
"Solange, elle a une de ces lokans quand elle danse, ça n'a pas de nom. Mais il y a des gens qui ne savent que marcher les danses".
9) Pon moun po-o jen pé monté dèyè Ivè, on boug Zabim. Pon moun po-o jen komandé kadri kon misyé, èvè lokans a misyé. E ni on boug té ka kongné tanbou èvè'y. Pon moun po-o kongné tanbou d'bas kon'y. Ou ké vin èvè rèpriz a'w é li ké vin èvè lokans, paskè tanbou ni lokans adan'y osi. I té ka fè sa i té vlé èvè tanbou. Jiskapwézan boug-lasa ja mb lontan, mé lè'w vwè ou tann on diks a y ou ka santi sa (c).
"Personne n'a jamais pu égaler Iver, un type des Abymes. Personne n'a jamais commandé un quadrille comme lui, avec sa lokans. Et il y avait un type qui l'accompagnait au tambour. Personne n'a jamais joué du 'tambour de basse' comme lui. Tu t'amènes avec ta rèpriz et lui il vient avec sa lokans, parce que le tambour possède aussi sa propre lokans. Il faisait ce qu'il voulait de son tambour. Ce type-là est mort depuis longtemps, mais jusqu'à présent quand on entend un disque de lui, ça se sent".
Lokans c'est donc tout ce qui a été exprimé dans les énoncés précités et dont on pourrait proposer un équivalent français: "Beau-Chanter", qui serait ici défini par les modulations ou inflexions et éventuellement -les avis sont partagés sur ce point- la puissance de la voix. Certains de ces énoncés (6 à 9) ont été prononcés au cours d'une conversation entre plusieurs personnes et en ma présence. A un certain moment la discussion vint à rouler sur la question de savoir ce qui comptait le plus en musique, de rèpriz ou de lokans. Les avis étaient partagés, mais il se trouve qu'à un moment donné, l'une des personnes qui prônaient la supériorité de lokans sur rèpriz dit:
"On moun ou wè'w vwè i ka chanté èvè lokans, sé on moun ou vwè i ka fè pyé a'y sa atè-la pannan i ka joué. Nenpot mizik moun-la ka joué-la, ki i ka chanté, ki i ka joué lakodéon ba'w, i ké fé pyé a'y konsa atè-la oben i ké fè tèt a'y sa. Mé moun ka joué mizik yenki adan kyè tousèl, yo pé-é viv Lontan adan sé kalté biten-la sa. Moun-la pé fo adan mizik-la, mé si i pa ni lokans i pé-é viv lontan non plis. Paskè dépi'w vwè ou ka sipoté on mizik é kyè a'w toussèl é ou pa-a dégajé'y é pyé a'w, ou pa bon".
"On reconnaît un chanteur qui a lokans au fait qu'il marque le rythme avec son pied tandis qu'il joue. Quelle que soit la 'musique que joue' une personne, qu'elle chante, qu'elle joue de l'accordéon, elle marquera le rythme avec son pied ou bien avec sa tête. Mais les gens qui jouent de 'la musique' sans leur corps, ils ne tiendront pas longtemps dans ce genre de choses. Quelqu'un peut être fort en 'musique', mais s'il n'a pas lokans il ne durera pas longtemps. Parce qu'à partir du moment où tu ne supportes une 'musique' que dans ton âme et que tu ne la dégages pas avec ton corps, tu n'es pas à la hauteur".
Cette opinion reçut alors l'approbation de tous.
Ce dernier énoncé nous permet de mieux saisir la portée des énoncés 3 et 4 oÙ les mots rèpriz et lokans sont liés d'une façon qui peut sembler obscure. C'est que si les gens distinguent bien les deux termes, dans la musique même les deux réalités qu'ils expriment sont inséparables pour la définition de la "bonne musique", cela quelle que soit la musique considérée et quel que soit le rôle qu'on y tient : chanteur, danseur, tambourinaire, accordéoniste, etc ... On a sans doute là, exprimé de l'intérieur, ce que l'on désigne souvent par "la dimension corporelle" des musiques afro-américaines.
VI- Konté
1) Konté nenpot chanté ou vlé, i sav ki tanbou pou i kongné ba'w. I ka konté chanté-la é i ka boula (b).
"Qu'on lui conte, n'importe quel chant et il saura quel rythme vous jouez. Il conte, le chant et il 'boule' le boula ".
2) Moun-la ka konté chanté-la, sé'y ka di'w ka ki fèt, ka ki pa fèt (c).
"La personne qui 'conte' le chant, c'est elle qui vous dit ce qui s'est produit et ce qui ne s'est pas produit".
Deux remarques sont à faire sur ce terme:
- D'une part, du point de vue du contenu des chants: les chants sont toujours la relation de quelque "frais" (nouvelle fraîche) que ceux qui les composent veulent faire connaître à la collectivité, ou bien leurs réflexions sur un événement ayant trait à leur vie privée ou à la vie collective.
- D'autre part, du point de vue du rythme des chants: de la même façon que le "marqueur" et le danseur sont liés (cf. III, énoncés 1,2,3,4), c'est le chant qui détermine sur quel rythme de base la musique doit être assise (cf. aussi IV, énoncé 3).
C'est ainsi que lorsque quelqu'un chante sans accompagnement au tambour, un connaisseur pourra dire de quel rythme il s'agit (c'est-à-dire avec quel boula le chant doit être accompagné). Cela nous montre l'intérêt certain qu'aurait l'étude des phénomènes de prosodie dans la musique guadeloupéenne, sur le plan des rapports langue-musique.
VII- Mizik
1) Koman, zo pa vin é mizik-la alo? (a).
"Comment vous n'êtes pas venus avec 'la musique' alors?".
2) Vyolon, akodéon, tout mizik ou ka dansé an bal, sé sa i té ka dansé (c).
"Que ce soit le violon, que ce soit l'accordéon : toute 'musique' qu'on danse dans un bal, c'est cela qu'elle dansait".
3) Alè ni tout kalté mizik. Alè sé pikôp ka joué toupatou, sé radyo (b).
"Aujourd'hui, il y a toutes sortes de 'musiques. Aujourd'hui il y a des pick-ups partout, il y a des radios partout".
4) Mizik an nou menm sé gwotanbou, sé akodéon, sé folklo. Akodéon sé on folklo, gwotanbou sé on folklo (c).
"Notre 'musique' à nous c'est le 'gros-tambour', c'est l'accordéon, c'est le folklore. L'accordéon c'est un folklore, le 'gros-tambour' c'est un foklore".
5) Vas sé mizik a Métwopoliten. Nou ka joué'y mé a pa mizik an nou. Polka mazowka, sé mizik Matinik. Nou ka kriyé'y polka é yo ka kriyé'y mazozwka, mé sé toujou mizik a yo (c).
"La valse c'est une 'musique' de métropolitains. Nous la jouons mais ce n'est pas notre musique'. La polka, la mazurka, c'est de la 'musique' martiniquaise. Nous l'appelons polka et ils l'appellent mazouwka, mais c'est bien leur musique".
6) Biten an nou menm an gwadloup, sé gwotanbou, sé bigin, sé kadri. Ola ou ja vwè moun ka joué sé mizik-La sa kon nou ka joué'y? (a).
"La 'musique' qui est vraiment la nôtre en Guadeloupe, c'est le 'gros-tambour', c'est la biguine, c'est le quadrille. Où a-t-on déjà vu des gens jouer ces 'musiques-là' comme nous nous les jouons?".
D'après les exemples ci-dessus: que ce soit la musique jouée à l'aide d'un instrument quelconque, que ce soit l'instrument lui-même, qu'il s'agisse même de définir un genre, le terme employé est le même : mizik.
VIII- Tradùi
1) Sé menm chanté-la mé yo tradùi'y. Yo ba'y on lèw (b).
"C'est le même chant mais on l'a 'traduit'. On lui a donné un air".
2) on sèl vèwb ka fè dé chanson. Paskè dépi sé folklo, sé tradùi ou ka tradùi on moso. Sé memn jan èvè on lèw ou pé fè dé chanson osi (b).
"Un seul 'verbe' (mot) fait deux chansons. Parce que dès qu'il s'agit de folklore, on ne fait que 'traduire' un morceau. De même avec un même air on peut faire deux chansons".
3) ou ka vwè sé on chanté ki ni plen awmoni, plen lokans, mé vou apwézan ou ka vwè jan ou pé fè moso-la vin, ki ou té-é ba'y bas e hos pou'w fè'y vin èvè pi awmoni, alo ou ka fè'y. Ou ka abouté lé ti moso adan'y an sans a'w. ou ka mèt -Dawbl ou vlé, lèw ou vlé. ou ka tradùi'y. alo la, sé'w ka fè'y an sans-la sa (c).
"Tu vois que c'est un chant qui est plein d'harmonie, plein de lokans, mais toi à ton tour tu vois comment tu pourrais transformer le morceau, par exemple en lui ajoutant des graves et des aigus pour qu'il ait encore plus d'harmonie, alors tu le fais. Tu y mets des petits morceaux bout à bout, à ta façon. Tu y mets les paroles que tu veux, l'air que tu veux. Tu le 'traduis,. Alors là, c'est toi qui le fais comme ça".
De ce qui précède nous pouvons déduire que tradùi se dit de différentes choses qui finalement n'en font qu'une, que nous pouvons définir comme la liberté qu'a un chanteur -ou un musicien quelconque- de recréer à son gré un morceau déjà existant, soit en en modifiant totalement ou l'air, ou les paroles, soit en les modifiant partiellement, et dont nous pouvons proposer les équivalents français d' "adaptation'' ou d' "improvisation''.
Le premier cas, dont il est question dans les énoncés 1 et 2 se rencontre souvent dans le Iéwoz.
Ainsi les trois chants ci-dessous ont le même air:
A-
Mwen malad, mwen malad
Mwe n malad, mwen malad, 0
Mwen kouché a lopital mésyé, lé twa mèdsen alantou an mwen.
"Je suis malade, je suis malade
je suis malade, je suis malade,
je suis couché à l'hôpital, messieurs, et les trois médecins m'entourent".
B-
Mwen maré, mwen maré
Mwe n maré, mwen maré, 0
Mwen maré, mwen anchenné, an lakou a govèlman mwen maré.
"Je suis attaché, je suis attaché
je suis attaché, je suis attaché,
je suis attaché, je suis enchaîné, dans la cour du 'gouvernement' je suis attaché".
C-
Kannal-la, kannal-la
Rivyè-la, rivyè-îa
Basen-la, basen-La, sé la 'w mété La Morisyè.
"Le canal, le canal
La rivière, la rivière
Le bassin, le bassin, c'est là que tu as mis La Mauricière''.
Il en va de même pour les trois chants suivants:
A-
Pa lagyé-é
Pa lagyé kod a bouwo-la
Pa lagyé kod a bouwo-la, pa lagyé kod a chapè d'bangn-la.
"Ne lâchez pas-a
Ne lâchez pas la corde du bourreau
Ne lâchez pas la corde du bourreau, ne lâchez pas la corde de cet échappé du bagne".
B-
Mwen présé-é
Mwen présé, léwoz, mwen présé
Mwen présé, léwoz, mwen présé, mwen kay poté manjé a mari an mwen.
" Je suis pressé-ée
Je suis pressée, léwoz, je suis pressée
Je suis pressée, léwoz, je suis pressée, je vais porter à manger à mon mari".
C-
Tanbouyé-é
Tanbouyé pa tini jaden
Tanbouyé pa tini jaden, jaden a yo : tanbou gwoka a yo
"Les tambourinaires
Les tambourinaires n'ont pas de jardin
Les tambourinaires n'ont pas de jardin, leur jardin c'est leur tambour gwoka".
Le deuxième cas, dont il est question dans l'énoncé 3, est illustré par l'exécution de n'importe quel chant du répertoire traditionnel, mais cela est particulièrement vrai des chants de veillée. C'est même leur particularité. C'est d'après la capacité qu'a un chanteur de répéter un même fragment de façon différente, à la fois selon son inspiration propre et en accord avec l'inspiration générale du chant que l'on juge de sa valeur (outre le fait qu'il doit posséder également rèpriz et lokans). Quelquefois le changement peut porter sur un seul mot. En voici un exemple:
(Chanté)
"A Cran ravin nonm pa ka pasé
A Gran ravin sé la Simon néyé"
(Répondè)
"A Gran ravin nonm pa ka pasé"
(Chanté)
"A gran ravin sé la Simon tonbé"
(Répondè) "A gran ravin nonm pa ka pasé"
(Chanté)
"An vérité sé La Simon tonbé"
(Répondè)
"A cran ravin nonm pa ka pasé"
(Chanté)
"An vérité sa La nonm-la tonbé"
...etc...
(Soliste)
'A Grand'Ravine pas un homme ne passe
A grand'Ravine là Simon s'est noyé'
(Choeur)
'A Grand'Ravine pas un homme ne passe'
(Soliste)
'A Grand'Ravine là Simon est tombé'
(Choeur)
'A Gran'Ravine aucun homme ne passe'
(Soliste)
'En vérité, là Simon est tombé'
(Choeur)
'A Grand'Ravine pas un homme ne passe'
(Soliste)
'En vérité,oui là l'homme est tombé'
... etc... "
De même que le chanteur peut modifier un ou deux mots à chaque répétition de la phrase, de même il peut ne changer qu'une ou deux notes de la mélodie. Il "traduit" le chant à sa façon.
Aussi, dans le milieu social considéré, le problème de l'attribution d'un chant donné à tel ou tel individu ne se pose guère, ainsi qu'en témoignent d'ailleurs les déclarations qui vont suivre, la première concernant les chants de léwoz, la seconde, les chants de veillée.
Pa gyè tin moun ki pé détayé on chanté kon moun-la ki fè chanté-la. Sé chanté-la byen tini onlo chanté adan'y, ré dépi ou pati ou ka di sa ou vlé adan. Dépi ou ka di on biten ka kowèsponn é rèpriz a'y.
"Il n'y a guère de gens qui soient capables de détailler un chant comme la personne qui l'a composé. Les chants ont bien de nombreuses paroles, mais à partir du moment où on a commencé à chanter un chant, on peut y dire ce qu'on veut. Il suffit de dire quelque chose qui corresponde à la rèpriz du chant".
Biten ou touvé sizé la ou pa konnèt souch a'y. Chak moun-la ka fouté on blag asi'y.
"Les choses qu'on a déjà trouvées là, on ne connaît pas leur origine. Chacun y va de son interprétation".
C'est pourquoi des paroles de chants de veillées, de léwoz, de biguines peuvent se trouver mélangées au cours de l'exécution d'un même "morceau" de musique. C'est aussi pour cela qu'un même chanteur n'interprétera pas le même chant deux fois de la même façon. A fortiori la variation entre les interprétations du même chant par deux chanteurs différents sera-t-elle plus grande encore.
Au fond, si nous avions la possibilité de rassembler tous les thèmes mélodiques des chants interprétés avant que la musique populaire ne soit enregistrée, peut-être serait-il possible d'en établir un répertoire fini. Mais de nos jours, en raison de l'instauration des droits d'auteur, le musiciens ont commencé à enregistrer les airs anonymes du patrimoine traditionnel, puis leurs propres créations, d'où aujourd'hui l'existence de très nombreux chants et beaucoup de désaccords sur la question de la paternité de certains d'entre eux.
Voici, par exemple, les propos que j'ai eu l'occasion de recueillir de la bouche d'un producteur de disques guadeloupéen: "Je tiens à dire aussi qu'il y a beaucoup de personnes à qui j'ai payé des droits d'auteur sur des chansons dont ils n'ont pas été les compositeurs. Comme ça faisait partie du domaine 'folklore', alors j'ai accepté de payer ça, mais normalement, pour le domaine public, on ne paye rien... Après la parution de certains disques, j'ai vu beaucoup de personnes qui sont venues chez moi me faire des réclamations comme quoi tel nouveau morceau attribué à telle personne par moi ne lui appartenait pas. Je peux citer les noms" (Et il m'en cita plusieurs).
Ces dernières considérations illustrent un aspect des problèmes qui se posent à une société de tradition orale où commence à se constituer un marché de l'art, et les conflits qui peuvent résulter de cette situation.
Quelques mots encore à propos de tradùi. Lorsque quelqu'un est sans conteste l'auteur d'un morceau, on dit qu'il l'a "fait" (fè) ou "composé" (konpozé) :
Sa nou ka chanté sé lé zansyen ki ban nou'y. Bon. Mé si ni on moun ki ni on réflèksyon, ki ni on biten ki mal pasé'y, i ka enni fè on chan asi'y menm. I ka enni konposé sa. On boug kon Lwazon, si ou ka vwè on biten mal graté'y i ka enni konpozé on chan asi'w. Débwouyé'w!
"Ce que nous chantons, ce sont les anciens qui nous l'ont donné. Bon. Mais si quelqu'un a un problème, si quelque chose l'a contrarié, il fait un chant qui te concerne. Il composé ça. Un type comme Loyson (18) par exemple, si quelque chose le 'gratte', il compose aussitôt une chanson sur toi. Débrouille-toi".
D'autre part, en ce qui concerne les sept premiers termes analysés, il est pratiquement sûr qu'ils sont utilisés presque partout en Guadeloupe avec le sens que nous ont restitué les énoncés retranscrits ici. Mais pour le mot "tradùi", rien n'est sûr. Si ce terme figure dans le présent corpus, c'est qu'il est apparu spontanément lors d'une conversation qui se déroulait entre deux personnes pendant l'audition de l'enregistrement d'une veillée. Mais il m'est arrivé par ailleurs d'entendre quelqu'un d'autre (également natif de la région de Baie-Mahault) dire :
Alè moun-la ka modifyé tout sé chanté-la
"Aujourd'hui les gens 'modifient' tous les chants".
Une autre fois la même personne déclara :
Dèwnyéman an konnyé on kalagya ba'y, on kalagya i modifyé, eben i kaka asi'y
"Dernièrement je lui ai joué (au tambour soliste) un kalagya, un kalagya qu'il a modifié', eh bien, il en a fait dans sa culotte!".
Cette personne ayant soixante ans passés, je ne sais pas si elle employait le terme "modifier" dans le même sens où "traduit" l'avait été par les autres informateurs cités plus haut, beaucoup plus jeunes qu'elle. Mais il se trouve que c'est également d'elle que je tiens cette déclaration, déjà évoquée : "Il n'y a guère de gens qui soient capables de détailler un chant comme la personne qui l'a composé. Les chants ont bien de nombreuses paroles, mais à partir du moment où on a commencé à chanter un chant, on peut y dire ce qu'on veut. Il suffit de dire quelque chose qui corresponde à la rèpriz du chant".
Pour conclure, j'ajouterai que si j'ai choisi d'analyser les huit termes retenus, c'est qu'à mon sens leur mise en relation
Est particulièrement propre à nous faire dépasser le "problème des origines" pour pouvoir mieux comprendre la façon dont un peuple crée et recrée sans cesse sa musique et ce par quoi se définissent les musiques guadeloupéennes telles qu'elles "résistent" (19) dans le milieu social où je poursuis ma recherche.
Marie-Céline LAFONTAINE CNRS (Paris)
NOTES
(1) Selon la classification du syndicat U.G.T.G. (Union Générale des Travailleurs de la Guadeloupe) .
(2) La graphie du créole utilisée ici (cf. mots en gras ou passages en italiques) est celle qui a été mise au point par le GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Créolophonie de l'Université Antilles-Guyanne). Nous joignons en annexe le Tableau de rappel des lettres utilisées dans l'écriture du créole établi par ce groupe (cf. Mofwaz, Paris, Editions Caribéennes, 1980, no 3, pp. 6-7). Toutefois, depuis, le GEREC a choisi la graphie en pour rendre la voyelle nasale (cf. notes 2 et 4 du dit tableau).
(3) Sur la synonymie de ces termes, voir les commentaires concernant le mot ka.
(4) Littéralement : "coup de tambour". A ce propos, on prendra garde au fait que les mots ou expressions créoles qu'en guise de traduction j'aurai choisi de "franciser" seront mis entre guillemets, tandis que les mots créoles qui seront insérés dans une phrase en français seront en gras.
(5) cf. M.C. Lafontaine, "Balakadri ou le bal de quadrille au commandement de la Guadeloupe: un sens, une esthétique, une mémoire", Présence Africaine, nos 121-122: "Présence antillaise", Paris,1982.
(6) Le présent texte est d'ailleurs la version française remaniée d'une communication en créole qui a été présentée lors d'un Colloque organisé du 7 au 13 avril 1984 par l'Association Banzil Kréöl ("Archipel Créole") sur le thème suivant: l'La créativité lexicale et l'aménagement terminologique des langues créoles". La version créole de ce texte doit paraÎtre dans les Actes du dit Colloque.
(7) "Le Carnaval de l'Autre. A propos d'authenticité' en matière de musique guadeloupéenne théorie et réalités", Les Temps Modernes, nos 441.442, Special Antilles, Paris, avril-mai 1983.
(8) Il s'agira ici soit de propos émanant de différents informateurs, soit de divers propos émanant d'un même informateur, tous ces informateurs étant pareillement producteurs et/ou consommateurs des différentes musiques considérées.
(9) La lettre a, ou b, ou c, placée après chaque énoncé en créole permettra d'identifier les circonstances dans lesquelles il aura été recueilli.
(10) C'est-à-dire une fervente participante aux léwôz.
(11) Il y a un tambour soliste et un tambour sur lequel on bat le rythme de base. Le musicien qui 3oue le rythme de base le fait pour le musicien qui joue en soliste; le musicien soliste, quant à lui, improvise.
(12) Les tambours boula sont toujours enfourchés par les tambourinaires tandis que les tambours "marqueurs" peuvent (apparemment à partir de la tradition d'une certaine région, qui est en train de se généraliser de nos jours) être utilisés en position debout. Nul doute d'autre part que le rythme régulier des tambours boula évoque le bruit du galop d'un cheval. Mais peut-on attribuer pour autant au mot cheval utilisé ici une valeur symbolique? Il se trouve qu'un seul informateur l'a utilisé, et ce au cours d'un entretien oÙ il était question du problème du choix de la position "couché" ou "debout", du tambour soliste. A la question précise concernant la définition du mot boula, le même informateur avait répondu une première fois: "Boula c'est un 'grostambour'" et une autre fois: "Boula c'est le gwoka". Par ailleurs, la même question posée à un autre musicien a reçu la réponse suivante: "Le boula c'est lui qui fait la basse". Enfin, à une autre question concernant les fonctions respectives des deux tambours, un autre informateur a répondu: "L'un fait les aigus et l'autre les graves (les basses)".
(13) Toumblak et kalagya sont les noms de deux rythmes de lèwoz.
(14) Nom d'une des quatre figures du quadrille.
(15) Equivalent d'un choeur.
(16) Baguettes de bois que l'on frappe l'une contre l'autre.
(17) Les musiciens populaires et les gens du milieu social dont je parle ne connaissent pas la notation musicale mais ont une idée de la signification des notes. Un tambourinaire à qui je voulais faire préciser l'utilité de la petite jarre qu'il mettait toujours derrière son tambour, lorsqu'il en jouait, me répondit qu'ainsi il pouvait 'avoir tous ses tons'. A ma question concernant ce qu'il entendait par ton, il répondit:
Evè sa an ka halé si bémol, do, ré, mi fa, si, La, sol. I ka ba'w tou sa ou vlé'
"Avec ça j'arrive à obtenir si bémol, do, ré, mi, fa, si, la, sol. Ca te donne tout ce que tu veux".
(18) Chanteur reconnu comme spécialiste des chants de veillées.
(19) C'est le terme créole utilisé dans ce milieu avec la signification du français "exister".
Le milieu social étudié comprend diverses catégories de travailleurs de la terre (regroupées sous l'appellation de "paysans pauvres") ainsi que d'autres catégories de travailleurs qui, issues des premières, n'ont pas rompu avec elles et avec leurs traditions.
Il s'agit pour les premières, d'ouvriers agricoles, simples coupeurs de canne pour le compte de l'usine; de colons partiaires, paysans auxquels l'usine concède une parcelle de terre, à charge pour eux de la planter en cannes et de vendre à l'usine les produits de leur récolte; enfin de "petits planteurs", paysans propriétaires de cinq hectares de terre au plus (1) (colons et petits planteurs pouvant être également, à titre temporaire, coupeurs de canne pour le compte de l'usine, du fait de l'insuffisance du revenu qu'ils tirent de leur production personnelle). Quant au reste de cette population, il s'agit de petits commerçants, de petits artisans, de gens de service, d'ouvriers de l'industrie (production sucrière, B.T.P., etc.).
Voici les types de musique que ces populations pratiquent et revendiquent spontanément comme leur étant propres, au moins' d'après mes observations sur le terrain.
Le léwoz (2), ensemble de danses et de chants exécutés au son des tambours gwoka ou gwotanbou ("gros-tambour") ou simplement ka (3) soit lors de soirées appelées elles-mêmes léwoz (terme désignant également l'un des rythmes de cette musique), soit le plus souvent, de façon informelle, lors de ce qu'on appelle un kout tanbou (4).
Le kadri (quadrille), ensemble de figures dansées sous la direction d'un "commandeur", membre d'un orchestre dont les principaux instruments, outre diverses percussions, sont l'accordéon et le tanbou d'bas ("tambour de basse") ou ti tanbou ("Petit tambour"). Cette musique est exécutée soit lors de bals dits balakadri ("bals de quadrille") soit de façon informelle, et on parlera dans ce cas de kout kadri ("coup de quadrille").
La bigin (biguine), danse depuis longtemps connue hors des Antilles françaises d'où elle a été exportée et oÙ elle ne survit plus aujourd'hui, sous sa forme originelle, que parmi les populations considérées ici. Sa musique est jouée par les spécialistes des instruments du quadrille et dans les mêmes circonstances, formelles ou informelles, que celui-ci.
Les chanté a véyé (chants de veillées mortuaires) accompagnés de battements de mains et de bruits de gorge rythmiques ("tambour vocal"). Il sont exécutés au cours de la soirée et dans la nuit qui suivent le décès, et lors des "vénérés". Ces derniers sont des cérémonies formellement semblables aux veillées, qui ont lieu dans la soirée du onzième jour et dans la nuit du onzième au douzième jour après le trépas, ou autrement dit le neuvième Jour d'un cycle catholique de prières qui débute le surlendemain de ce trépas.
Il convient d'ajouter que le léwoz et le balakadri, aussi bien que les veillées mortuaires et les "vénérés", assument des fonctions sociales multiples (divertissement, entraide, manifestation de prestige, et, pour les deux premières qui par ailleurs obéissent aux mêmes règles d'organisation, fonctions d'échanges économiques) (5).
L'un des aspects de la recherche en cours est une étude des terminologies visant au recensement et à l'analyse sémantique des termes relatifs à ces musiques. Cette étude, dont les premiers résultats vont être exposés ici, présente à mon sens un triple intérêt: musicologique et linguistique, bien sÛr, d'autant que les recherches sur les langues créoles sont aujourd'hui en plein développement (6), mais aussi eu égard à un débat très actuel en Guadeloupe, dont l'enjeu est la définition ,légitime" de l'identité culturelle. Ni les pratiques musicales, ni les discours de leurs agents n'ont été rigoureusement analysés à l'occasion de ce débat que suscite depuis une quinzaine d'années l'essor du nationalisme guadeloupéen.
J'ai montré ailleurs (7) qu'il existe dans ce débat une forte tendance prônant la dévalorisation, voire l'évacuation, de la biguine et du quadrille et la survalorisation du léwoz et des chants de veillée. Ce point de vue entend se justifier par le biais d'une opposition entre les critères d' "occidentalité "(pour les premières musiques mentionnées) et d' "africanité" (pour les secondes), alors même que les couches populaires qui sont seules à pratiquer indifféremment ces diverses musiques les considèrent toutes comme faisant partie au même titre d'un patrimoine légué par "les anciens" et n'en situent pas l'origine ailleurs qu'en Guadeloupe.
Parmi les termes qu'emploient les membres du groupe social étudié lorsqu'ils parlent de leur musique, il en est huit que j'ai choisi d'analyser. Ce choix se justifie par le fait suivant. Ces huit termes, dont la plupart désignent des pratiques et des instruments musicaux communs aux divers genres considérés, manifestent, outre des significations d'ordre technique, des catégories conceptuelles qui nous permettent, à la différence des autres termes du corpus recueilli de pénétrer la vision du monde de leurs utilisateurs.
Les termes en question, proviennent de différents types d'énoncés (8):
a) des énoncés que j'ai repérés fortuitement dans le contexte de discours tenus lors ou à propos de diverses manifestations musicales ;
b) des énoncés identifiés dans le cadre d'entretiens que j'ai sollicités sur des sujets relatifs à la musique traditionnelle, et au cours desquels les termes retenus pour l'analyse sont apparus spontanément ;
c) des énoncés produits dans les conditions ci-dessus évoquées, mais avec cette différence que le sens des termes a fait l'objet, sur ma demande, d'une explication systématique ainsi que des énoncés produits lors d'entretiens spécialement consacrés à la présente question des terminologies (9).
L'exposé des énoncés où apparaissent les termes retenus sera suivi de commentaires qui fournissent des aperçus sur l'état provisoire de la recherche.
Les termes dont il est question sont les suivants : ka, boula, makyè/makyè, rèpriz, lokans, konté, mizik, tradùi.
I- Ka
1) Ki yo di'w sé on gwotanbou, ki yo di'w sé on banboula. Ki yo di'w sé on ka, sé'y ka joué tout Iéwoz -la ki tin-la (c)
"Qu'on l'appelle 'gros-tambour', qu'on l'appelle 'bamboula', qu'on l'appelle ka, c'est lui qui sert à jouer toute la musique de lewoz"
2) Madanm-lasa sé gwoka i té ka kongné. I té ka kongné on bèl ka, é chanté osi, é dansé osi. Sa sé té Iéwozyè menm (b).
"Cette dame-là elle jouait du gwoka. Elle jouait bien du ka, et elle chantait aussi, et elle dansait aussi. C'était une vraie lérozière" (10).
3) Sé toujou an bari a vyann-la an konnèt ka-la (b).
''J'ai toujours connu le ka fait à partir du baril de viande (salée)".
4) Manman mwen sé té on nonm... E i té ka kongné ti tanbou d'bas-La. Vayan me nm. . . Lè 'w vwè i té ka kongné ka sé lè 'w vwè -i té e nmé kadri a' y- i té kay dansé kadri a'y. Lè yo ka joué mizik-la, i ka mandé boug-la ka kongné-la la fè on kout ka, i ka mandé kongné on kadri (b).
" Ma mère c'était un homme . . . Et elle jouait du petit 'tambour de basse'. De vaillante façon. Quand il lui arrivait de jouer du ka -elle aimait le quadrille- c'était quand elle allait danser son quadrille. Quand on jouait la musique, elle demandait au batteur de la laisser faire un coup de ka, de la laisser 'battre' un quadrille".
A travers ces exemples il apparaît que ka est (au même titre que gwotanbou et gwoka) un terme qui sert à désigner le tambour avec lequel on joue la musique de léwoz, mais qu'il est également employé pour désigner le tambour utilisé dans la musique de quadrille, le tanbou d'bas ou tî tanbou (cf. supra). Comme cette dernière utilisation du mot ka semble souvent aller de soi, le terme pourrait prétendre à une valeur générique ayant comme signification "tambour" au même titre que tanbou.
Par ailleurs on remarquera que si les termes gwoka, gwotanbou (et aussi banboula, bien que de dernier semble vieilli) sont synonymes pour désigner l'instrument privilégié de la musique de léwoz, ils le sont aussi de ce dernier terme dans son acception de "genre musical spécifique", lequel terme recouvrant lui-même, ainsi qu'on l'a vu précédemment (cf. supra) d'autres significations.
II- Boula
1) Gwotanbou sé dé gwotanbou. Ni on makyè é ni on boula. Boula-la ka boula ba makyè-la, makyè-la ka makyé
"Ce qu'on appelle 'gros-tambour' se joue avec deux 'gros-tambours'. Il y a un 'marqueur' et il y a un boula. Le boula 'boule' le boula pour le 'marqueur, le 'marqueur' 'marque", (11).
2) Alè i ni on boula i ka boula alè, an pé pa konpwann li (b).
"Actuellement il a une façon de 'bouler' le boula que je ne peux pas comprendre".
3) Boula sé gwotanbou... Sé 'y ki chèval-la (c).
"Le boula c'est 'un gros tambour'. C'est lui qui est le 'cheval' (12)".
4) Boula a toumblak sé on boula won. Kalagya-la sé on boula won, mé vit, vit, vit (b).
"Le boula du toumblak c'est un boula 'rond'. Pour le kalagya c'est un boula rond', mais vite, vite, vite (13)".
5) An kadri-la sé boula won. Tout tanbou-la won. Sé enki poul-la ki ka distengyé (b).
"Dans le quadrille le boula est 'rond'. Dans tout le quadrille le rythme est rond'. Il n'y a que dans 'la poule' (14) que c'est différent".
6) Batè-la ka boula boula won-la, é a chak kou akodéon-la ka makyé, i dwètèt fè rèpriz-la (b).
"Le batteur 'boule' le boula 'rond', et à chaque coup 'marqué' par l'accordéon, il doit faire la rèpriz''.
7) 0 fon menin, pou tanbou menm, boula sé ti tanbou d'bas (c).
"Au fond, s'il ne s'agit que de tambour, le boula c'est le petit 'tambour de basse' ".
Le terme boula a différents sens ; il désigne:
1) le petit tambour à fond plat du type du tambourin utilisé dans la musique du quadrille;
2) le tambour sur lequel l'un des tambourinaires assoit la musique de léwoz (cf. énoncé 3);
3) celui qui parmi les tambourinaires assoit la musique de léwoz (cf. énoncé 1 : "Boula-la ka boula...");
4) l'action d'asseoir la musique en jouant le rythme de base (cf. énoncé 6: "Batè-la ka boula...");
5) le jeu d'un tambourinaire quand il bat le rythme de base (cf. énoncé 2: "alè i ni on boula...");
6) enfin, le rythme de base des différentes figures rythmiques (cf. énoncés 4 et 5).
III- Makyè, makyé
1) Pa ou ba makyè-la sé sa i ka makyè ba'w. Si yo pa-a ba'w pa ou ké kongné alo? (b).
"Ce sont les pas de danse que tu fais que 'marque' le tambourinaire soliste. Si on ne te donne pas de pas, comment pourras-tu 'battre'?".
2) ...Dapwé'y i ka makyé ! Ka i ka makyè-la? I pa ka gadé on moun ka dansé douvan a'y. Tèt a'y bésé, i ka fouté nenpot kout tanbou alèz a'y ki lidé a'y di'y fè. Mé dansè-la ka dansé-la, i sé on kouyon alo? Mé gadé dansè-la tibwen, sa fo ou fè ba'y! (b).
"... Et selon lui il 'marque' Mais qu'est-ce qu'il 'marque'? Il ne regarde même pas la personne qui danse devant lui. Il garde la tête baissée et il fout n'importe quel coup sur le tambour à son idée! Et le danseur qui danse là? C'est un couillon alors? Mais regarde donc un peu le danseur pour que tu saches quoi faire pour lui!".
3) An ka dansé ba'y i pa fouti makyé ban mwen (a).
"Je danse pour lui et il n'est même pas foutu de 'marquer' pour moi".
4) An toumblak-la makyè-îa ka makyé lé pa. I ka makyé tout kou ren-la (b).
"Dans le toumblak le 'marqueur' 'marque' les pas. Il 'marque' chaque coup de reins".
Au stade actuel d'évolution de la société guadeloupéenne, le fait de jouer du tambour n'est plus nécessairement lié à la danse. On peut jouer du tambour pour jouer du tambour, et cela jusques et y compris sur les scènes du show-business. Mais autrefois, ainsi que j'ai pu l'entendre dire:
"... tanbou pa té ka joué initil"
"... on ne jouait pas du tambour inutilement".
En d'autres termes tambour et danse étaient liés dans la tradition du léwoz, manifestation elle-même inscrite dans un espace-temps spécifique (le samedi de chaque quinzaine, jour de paie, pour les régions de grande plantation, et chaque samedi de la période du Carnaval pour les régions où le morcellement de la propriété était plus avancé). Alors, musique et danse étaient indissociables au sens où c'était la danse qui créait la musique et où c'était la musique qui créait la danse. C'est là l'origine des termes "marquer" et "marqueur" qui persistent de nos jours, quelles que soient les conditions dans lesquelles on joue du tambour.
IV- Rèpriz
1) Madanm-la pa ni rèpriz pa menm pou i manjé, jijé pou i dansé (a).
"Cette femme-là n'a même pas de rèpriz pour manger, à plus forte raison pour danser".
2) Rèpriz sé makyé pa a'w, pa-la ou ka fè-la (c).
"Rèpriz signifie que tu dois 'marquer' tes pas, les pas que tu exécutes".
3) Mwen menrn, pa ni pon chanté ou ké chanté an pé-é savé ka i yé. Menm si an po-o tann li. Pas chanté-la tini on rèpriz! An pa oblijé konnèt chanté a moun. Mé an konnèt rèpriz a chanté (b).
"En ce qui me concerne, on peut chanter n'importe quel chant, je saurai de quoi (de quel rythme) il s'agit. Même si je ne l'ai pas encore entendu. Parce que le chant a une rèpriz ! Je ne suis pas obligé de connaître tous les chants. Mais je connais la rèpriz des chants".
4) ou ka kongné tanbou-la ou pa ni rèpriz, sé détoné ou ka détoné mizik-la mon chè! (a).
"Tu bats le tambour et tu n'as pas de rèpriz, tu fais dérailler la musique, mon cher!".
5) Répondè! Rèpriz! (a).
" 'Répondeurs' ! (15) Rèpriz !" (expression qu'on entend souvent au cours d'une veillée mortuaire ou d'un lèwoz).
6) Tini on fanm ka joué gyita, kyèkfwa i ka vin koté an nou la nou ka joué-la é i ka mandé nou fè on kou gyita, mé i ka joué byen toubonman ! Eben wè, sé sa: sé rèpriz a mizik ka fè mizik! (b).
"Il y a une femme qui joue de la guitare. Quelquefois elle vient nous voir là où nous jouons, et elle nous demande de la laisser 'faire un coup de guitare'. Eh bien, elle joue vraiment bien! Eh bien oui, voilà: c'est la rèpriz de la musique qui fait la musique!".
7) An kadri-la sé kon an gwoka-la : fo'w ni rèpriz a komandè-la, rèpriz a akodéonis-la, rèpriz a tanbouyé-la, san sa pa tin kadri (b).
"Dans le quadrille, c'est comme dans le gwoka : tu dois avoir la rèpriz du commandeur, la rèpriz de l'accordéoniste, la rèpriz du tambourinaire, sans quoi il n'y a pas de quadrille".
8) Rèpriz sé lè tini ako an mizik-la. Fo tout moun annako (c).
"Rèpriz c'est quand il y a accord dans la musique. Il faut que tous soient en accord".
9) Rèpriz sé rété la. Dépi ou ka joué ou mété'w ka kouri o galo adan on biten, pu ni rèpriz (c).
"Rèpriz c'est tenir le rythme. Lorsque tu cours au galop en jouant, il n'y a pas de rèpriz".
10) An pé èsplikyé'w At biten mé an pé-é pé di'w pou rèpriz. Ou dwètèt santi'y. Tout biten fo'w ni rèpriz. Menm pou'w manjé fo'w ni rèpriz (c).
"On ne peut pas expliquer rèpriz. Ca doit se sentir. En tout il faut rèpriz. Même pour manger on doit avoir rèpriz".
11) Sé dé bwa-lasa, sé on répriz (c).
"Ces deux baguettes de bois (16), c'est rèpriz".
Le terme rèpriz apparaît aussitôt qu'il est question de musique. Danser c'est rèpriz. Chanter c'est rèpriz. Battre le
tambour c'est rèpriz. Toute chose est rèpriz. Pour toute musique il est question de rèpriz, mais il n'est guère possible d'obtenir des informateurs une explication précise du terme, et pour cause: rèpriz serait en fait quelque chose d'essentiel à cette musique, d'indéfinissable, quelque chose comme "le rythme". Il y a cependant un autre terme qui peut nous éclairer, terme entendu dans la déclaration suivante:
"Chanté a véyé pou'w chanté sa fo'w vayan, sa ni onlo kadans adan'y"
"Les chants de veillée, pour les chanter, il faut être costaud, car il y a beaucoup de cadence là-dedans".
Alors que je demandai de me préciser le sens de kadans, il me fut répondu :
"Ki vlé di'w si ou pa nt repriz fo pa ou vin la"
"C'est-à-dire que si tu n'as pas de rèpriz ce n'est pas la peine de venir t'aligner". En voici un autre exemple:
"Lotwoujou an té pwan kaché, èvè mwen alé mwen bwè alkol, mwen enni touvé mwen dékadansé".
"L'autre jour j'avais pris des cachets et là-dessus j'ai bu de l'alcool; je me suis senti 'décadences' ".
V- Lokans
1) Misyé ni lokans toubonman! (a).
"Ce type a une de ces lokans!".
2) Ou ké kriyé Ti Manno ban mwen sé pou i tandé lokans an mwen (a).
"Appelez-moi donc Ti-Manno pour qu'il entende ma lokans".
3) Ou tin bèl vwa pou'w chanté, é i ni bon rèpriz. I ni bèl lokans. Wè sé sa. Mè si ou tann on moun ka enni chanté on chanté an pangal nenpot jan, i pa ni pon lè, i pa ni pon chawm, pon gou, sa sé on biten ki pa-a konté : lokans sé rèpriz a chanté. si ou pa tin sa ayen nafè (c).
"Quand tu as lokans, tu as une belle voix et une bonne rèpriz. Oui c'est bien ça. Mais si tu entends quelqu'un qui chante nimporte comment, quelque chose qui ne ressemble à rien, qui n'a aucun charme ni aucun goût, ça ne vaut rien. Lokans c'est la rèpriz du chant. Si tu n'as pas ça, il n'y a rien à faire".
4) Lokans ka vin paw rèpriz. Si ou pa tini lokans, ou pa tini vwa ou pa tini rèpriz (c).
"Lokans vient par rèpriz. Si tu n'as pas de lokans c'est que tu n'as ni voix ni rèpriz".
5) Lokans ka vini'w a lèstomak a'w. Sé hosé lavwa. Sé hotè a vwa-La ka fè lokans (c).
"Lokans vient du fait que tu as du coffre. C'est chanter d'une voix puissante. C'est la puissance de la voix qui fait lokans".
6) Dépi ou vwè ou ni lokans, fo'w pasé dépi an mînè, majè, zafè a si bémol, do sé biten-lasa. Dépi on moun ni lokans fo i pasé adan yo tout. Sala ou vwè'w vwè i pa ni lokans-la, ou ké vwè'y ké pasé adan on sèl vwa. Mé si ou pati an mi, fo'w chanjé! Ki léwoz, ki véyé, toupatou fo'w ni lokans (c).
"Si tu as lokans, tu dois pouvoir passer en mineur, en majeur, si bémol, do, dans tous ces trucs là (17). Quelqu'un qui a lokans doit pouvoir passer par tout ça. Celui qui n'a pas lokans, tu verras qu'il chantera d'une voix monocorde. Mais si tu pars en mi, il faut pourtant que tu changes! Qu'il s'agisse de lèwoz, de veillée ou de n'importe quoi, il faut lokans".
7) Sé mésyé-lasa yo pa ni lokans, sé palé yo ka palé on chanté. Tou sa pa chanté. Sé moun ka enni palé chanté. A pa moun ka chanté chanté. Yo pa ni Lokans pou yo chanté. Lokans sé monté ho mé désann osi (c).
"Ces types-là n'ont pas lokans, ils ne peuvent que parler un chant. Ce ne sont pas des chanteurs. Ce sont des gens qui ne font que parler les chants. Ce ne sont pas des gens qui chantent des chants. Ils n'ont pas de lokans pour chanter. Lokans c'est monter mais c'est aussi descendre".
8) Solanj, pou lokans i tini lè i ka dansé, sa pa tini non. Mé tin moun sé maché yo ka maché (c).
"Solange, elle a une de ces lokans quand elle danse, ça n'a pas de nom. Mais il y a des gens qui ne savent que marcher les danses".
9) Pon moun po-o jen pé monté dèyè Ivè, on boug Zabim. Pon moun po-o jen komandé kadri kon misyé, èvè lokans a misyé. E ni on boug té ka kongné tanbou èvè'y. Pon moun po-o kongné tanbou d'bas kon'y. Ou ké vin èvè rèpriz a'w é li ké vin èvè lokans, paskè tanbou ni lokans adan'y osi. I té ka fè sa i té vlé èvè tanbou. Jiskapwézan boug-lasa ja mb lontan, mé lè'w vwè ou tann on diks a y ou ka santi sa (c).
"Personne n'a jamais pu égaler Iver, un type des Abymes. Personne n'a jamais commandé un quadrille comme lui, avec sa lokans. Et il y avait un type qui l'accompagnait au tambour. Personne n'a jamais joué du 'tambour de basse' comme lui. Tu t'amènes avec ta rèpriz et lui il vient avec sa lokans, parce que le tambour possède aussi sa propre lokans. Il faisait ce qu'il voulait de son tambour. Ce type-là est mort depuis longtemps, mais jusqu'à présent quand on entend un disque de lui, ça se sent".
Lokans c'est donc tout ce qui a été exprimé dans les énoncés précités et dont on pourrait proposer un équivalent français: "Beau-Chanter", qui serait ici défini par les modulations ou inflexions et éventuellement -les avis sont partagés sur ce point- la puissance de la voix. Certains de ces énoncés (6 à 9) ont été prononcés au cours d'une conversation entre plusieurs personnes et en ma présence. A un certain moment la discussion vint à rouler sur la question de savoir ce qui comptait le plus en musique, de rèpriz ou de lokans. Les avis étaient partagés, mais il se trouve qu'à un moment donné, l'une des personnes qui prônaient la supériorité de lokans sur rèpriz dit:
"On moun ou wè'w vwè i ka chanté èvè lokans, sé on moun ou vwè i ka fè pyé a'y sa atè-la pannan i ka joué. Nenpot mizik moun-la ka joué-la, ki i ka chanté, ki i ka joué lakodéon ba'w, i ké fé pyé a'y konsa atè-la oben i ké fè tèt a'y sa. Mé moun ka joué mizik yenki adan kyè tousèl, yo pé-é viv Lontan adan sé kalté biten-la sa. Moun-la pé fo adan mizik-la, mé si i pa ni lokans i pé-é viv lontan non plis. Paskè dépi'w vwè ou ka sipoté on mizik é kyè a'w toussèl é ou pa-a dégajé'y é pyé a'w, ou pa bon".
"On reconnaît un chanteur qui a lokans au fait qu'il marque le rythme avec son pied tandis qu'il joue. Quelle que soit la 'musique que joue' une personne, qu'elle chante, qu'elle joue de l'accordéon, elle marquera le rythme avec son pied ou bien avec sa tête. Mais les gens qui jouent de 'la musique' sans leur corps, ils ne tiendront pas longtemps dans ce genre de choses. Quelqu'un peut être fort en 'musique', mais s'il n'a pas lokans il ne durera pas longtemps. Parce qu'à partir du moment où tu ne supportes une 'musique' que dans ton âme et que tu ne la dégages pas avec ton corps, tu n'es pas à la hauteur".
Cette opinion reçut alors l'approbation de tous.
Ce dernier énoncé nous permet de mieux saisir la portée des énoncés 3 et 4 oÙ les mots rèpriz et lokans sont liés d'une façon qui peut sembler obscure. C'est que si les gens distinguent bien les deux termes, dans la musique même les deux réalités qu'ils expriment sont inséparables pour la définition de la "bonne musique", cela quelle que soit la musique considérée et quel que soit le rôle qu'on y tient : chanteur, danseur, tambourinaire, accordéoniste, etc ... On a sans doute là, exprimé de l'intérieur, ce que l'on désigne souvent par "la dimension corporelle" des musiques afro-américaines.
VI- Konté
1) Konté nenpot chanté ou vlé, i sav ki tanbou pou i kongné ba'w. I ka konté chanté-la é i ka boula (b).
"Qu'on lui conte, n'importe quel chant et il saura quel rythme vous jouez. Il conte, le chant et il 'boule' le boula ".
2) Moun-la ka konté chanté-la, sé'y ka di'w ka ki fèt, ka ki pa fèt (c).
"La personne qui 'conte' le chant, c'est elle qui vous dit ce qui s'est produit et ce qui ne s'est pas produit".
Deux remarques sont à faire sur ce terme:
- D'une part, du point de vue du contenu des chants: les chants sont toujours la relation de quelque "frais" (nouvelle fraîche) que ceux qui les composent veulent faire connaître à la collectivité, ou bien leurs réflexions sur un événement ayant trait à leur vie privée ou à la vie collective.
- D'autre part, du point de vue du rythme des chants: de la même façon que le "marqueur" et le danseur sont liés (cf. III, énoncés 1,2,3,4), c'est le chant qui détermine sur quel rythme de base la musique doit être assise (cf. aussi IV, énoncé 3).
C'est ainsi que lorsque quelqu'un chante sans accompagnement au tambour, un connaisseur pourra dire de quel rythme il s'agit (c'est-à-dire avec quel boula le chant doit être accompagné). Cela nous montre l'intérêt certain qu'aurait l'étude des phénomènes de prosodie dans la musique guadeloupéenne, sur le plan des rapports langue-musique.
VII- Mizik
1) Koman, zo pa vin é mizik-la alo? (a).
"Comment vous n'êtes pas venus avec 'la musique' alors?".
2) Vyolon, akodéon, tout mizik ou ka dansé an bal, sé sa i té ka dansé (c).
"Que ce soit le violon, que ce soit l'accordéon : toute 'musique' qu'on danse dans un bal, c'est cela qu'elle dansait".
3) Alè ni tout kalté mizik. Alè sé pikôp ka joué toupatou, sé radyo (b).
"Aujourd'hui, il y a toutes sortes de 'musiques. Aujourd'hui il y a des pick-ups partout, il y a des radios partout".
4) Mizik an nou menm sé gwotanbou, sé akodéon, sé folklo. Akodéon sé on folklo, gwotanbou sé on folklo (c).
"Notre 'musique' à nous c'est le 'gros-tambour', c'est l'accordéon, c'est le folklore. L'accordéon c'est un folklore, le 'gros-tambour' c'est un foklore".
5) Vas sé mizik a Métwopoliten. Nou ka joué'y mé a pa mizik an nou. Polka mazowka, sé mizik Matinik. Nou ka kriyé'y polka é yo ka kriyé'y mazozwka, mé sé toujou mizik a yo (c).
"La valse c'est une 'musique' de métropolitains. Nous la jouons mais ce n'est pas notre musique'. La polka, la mazurka, c'est de la 'musique' martiniquaise. Nous l'appelons polka et ils l'appellent mazouwka, mais c'est bien leur musique".
6) Biten an nou menm an gwadloup, sé gwotanbou, sé bigin, sé kadri. Ola ou ja vwè moun ka joué sé mizik-La sa kon nou ka joué'y? (a).
"La 'musique' qui est vraiment la nôtre en Guadeloupe, c'est le 'gros-tambour', c'est la biguine, c'est le quadrille. Où a-t-on déjà vu des gens jouer ces 'musiques-là' comme nous nous les jouons?".
D'après les exemples ci-dessus: que ce soit la musique jouée à l'aide d'un instrument quelconque, que ce soit l'instrument lui-même, qu'il s'agisse même de définir un genre, le terme employé est le même : mizik.
VIII- Tradùi
1) Sé menm chanté-la mé yo tradùi'y. Yo ba'y on lèw (b).
"C'est le même chant mais on l'a 'traduit'. On lui a donné un air".
2) on sèl vèwb ka fè dé chanson. Paskè dépi sé folklo, sé tradùi ou ka tradùi on moso. Sé memn jan èvè on lèw ou pé fè dé chanson osi (b).
"Un seul 'verbe' (mot) fait deux chansons. Parce que dès qu'il s'agit de folklore, on ne fait que 'traduire' un morceau. De même avec un même air on peut faire deux chansons".
3) ou ka vwè sé on chanté ki ni plen awmoni, plen lokans, mé vou apwézan ou ka vwè jan ou pé fè moso-la vin, ki ou té-é ba'y bas e hos pou'w fè'y vin èvè pi awmoni, alo ou ka fè'y. Ou ka abouté lé ti moso adan'y an sans a'w. ou ka mèt -Dawbl ou vlé, lèw ou vlé. ou ka tradùi'y. alo la, sé'w ka fè'y an sans-la sa (c).
"Tu vois que c'est un chant qui est plein d'harmonie, plein de lokans, mais toi à ton tour tu vois comment tu pourrais transformer le morceau, par exemple en lui ajoutant des graves et des aigus pour qu'il ait encore plus d'harmonie, alors tu le fais. Tu y mets des petits morceaux bout à bout, à ta façon. Tu y mets les paroles que tu veux, l'air que tu veux. Tu le 'traduis,. Alors là, c'est toi qui le fais comme ça".
De ce qui précède nous pouvons déduire que tradùi se dit de différentes choses qui finalement n'en font qu'une, que nous pouvons définir comme la liberté qu'a un chanteur -ou un musicien quelconque- de recréer à son gré un morceau déjà existant, soit en en modifiant totalement ou l'air, ou les paroles, soit en les modifiant partiellement, et dont nous pouvons proposer les équivalents français d' "adaptation'' ou d' "improvisation''.
Le premier cas, dont il est question dans les énoncés 1 et 2 se rencontre souvent dans le Iéwoz.
Ainsi les trois chants ci-dessous ont le même air:
A-
Mwen malad, mwen malad
Mwe n malad, mwen malad, 0
Mwen kouché a lopital mésyé, lé twa mèdsen alantou an mwen.
"Je suis malade, je suis malade
je suis malade, je suis malade,
je suis couché à l'hôpital, messieurs, et les trois médecins m'entourent".
B-
Mwen maré, mwen maré
Mwe n maré, mwen maré, 0
Mwen maré, mwen anchenné, an lakou a govèlman mwen maré.
"Je suis attaché, je suis attaché
je suis attaché, je suis attaché,
je suis attaché, je suis enchaîné, dans la cour du 'gouvernement' je suis attaché".
C-
Kannal-la, kannal-la
Rivyè-la, rivyè-îa
Basen-la, basen-La, sé la 'w mété La Morisyè.
"Le canal, le canal
La rivière, la rivière
Le bassin, le bassin, c'est là que tu as mis La Mauricière''.
Il en va de même pour les trois chants suivants:
A-
Pa lagyé-é
Pa lagyé kod a bouwo-la
Pa lagyé kod a bouwo-la, pa lagyé kod a chapè d'bangn-la.
"Ne lâchez pas-a
Ne lâchez pas la corde du bourreau
Ne lâchez pas la corde du bourreau, ne lâchez pas la corde de cet échappé du bagne".
B-
Mwen présé-é
Mwen présé, léwoz, mwen présé
Mwen présé, léwoz, mwen présé, mwen kay poté manjé a mari an mwen.
" Je suis pressé-ée
Je suis pressée, léwoz, je suis pressée
Je suis pressée, léwoz, je suis pressée, je vais porter à manger à mon mari".
C-
Tanbouyé-é
Tanbouyé pa tini jaden
Tanbouyé pa tini jaden, jaden a yo : tanbou gwoka a yo
"Les tambourinaires
Les tambourinaires n'ont pas de jardin
Les tambourinaires n'ont pas de jardin, leur jardin c'est leur tambour gwoka".
Le deuxième cas, dont il est question dans l'énoncé 3, est illustré par l'exécution de n'importe quel chant du répertoire traditionnel, mais cela est particulièrement vrai des chants de veillée. C'est même leur particularité. C'est d'après la capacité qu'a un chanteur de répéter un même fragment de façon différente, à la fois selon son inspiration propre et en accord avec l'inspiration générale du chant que l'on juge de sa valeur (outre le fait qu'il doit posséder également rèpriz et lokans). Quelquefois le changement peut porter sur un seul mot. En voici un exemple:
(Chanté)
"A Cran ravin nonm pa ka pasé
A Gran ravin sé la Simon néyé"
(Répondè)
"A Gran ravin nonm pa ka pasé"
(Chanté)
"A gran ravin sé la Simon tonbé"
(Répondè) "A gran ravin nonm pa ka pasé"
(Chanté)
"An vérité sé La Simon tonbé"
(Répondè)
"A cran ravin nonm pa ka pasé"
(Chanté)
"An vérité sa La nonm-la tonbé"
...etc...
(Soliste)
'A Grand'Ravine pas un homme ne passe
A grand'Ravine là Simon s'est noyé'
(Choeur)
'A Grand'Ravine pas un homme ne passe'
(Soliste)
'A Grand'Ravine là Simon est tombé'
(Choeur)
'A Gran'Ravine aucun homme ne passe'
(Soliste)
'En vérité, là Simon est tombé'
(Choeur)
'A Grand'Ravine pas un homme ne passe'
(Soliste)
'En vérité,oui là l'homme est tombé'
... etc... "
De même que le chanteur peut modifier un ou deux mots à chaque répétition de la phrase, de même il peut ne changer qu'une ou deux notes de la mélodie. Il "traduit" le chant à sa façon.
Aussi, dans le milieu social considéré, le problème de l'attribution d'un chant donné à tel ou tel individu ne se pose guère, ainsi qu'en témoignent d'ailleurs les déclarations qui vont suivre, la première concernant les chants de léwoz, la seconde, les chants de veillée.
Pa gyè tin moun ki pé détayé on chanté kon moun-la ki fè chanté-la. Sé chanté-la byen tini onlo chanté adan'y, ré dépi ou pati ou ka di sa ou vlé adan. Dépi ou ka di on biten ka kowèsponn é rèpriz a'y.
"Il n'y a guère de gens qui soient capables de détailler un chant comme la personne qui l'a composé. Les chants ont bien de nombreuses paroles, mais à partir du moment où on a commencé à chanter un chant, on peut y dire ce qu'on veut. Il suffit de dire quelque chose qui corresponde à la rèpriz du chant".
Biten ou touvé sizé la ou pa konnèt souch a'y. Chak moun-la ka fouté on blag asi'y.
"Les choses qu'on a déjà trouvées là, on ne connaît pas leur origine. Chacun y va de son interprétation".
C'est pourquoi des paroles de chants de veillées, de léwoz, de biguines peuvent se trouver mélangées au cours de l'exécution d'un même "morceau" de musique. C'est aussi pour cela qu'un même chanteur n'interprétera pas le même chant deux fois de la même façon. A fortiori la variation entre les interprétations du même chant par deux chanteurs différents sera-t-elle plus grande encore.
Au fond, si nous avions la possibilité de rassembler tous les thèmes mélodiques des chants interprétés avant que la musique populaire ne soit enregistrée, peut-être serait-il possible d'en établir un répertoire fini. Mais de nos jours, en raison de l'instauration des droits d'auteur, le musiciens ont commencé à enregistrer les airs anonymes du patrimoine traditionnel, puis leurs propres créations, d'où aujourd'hui l'existence de très nombreux chants et beaucoup de désaccords sur la question de la paternité de certains d'entre eux.
Voici, par exemple, les propos que j'ai eu l'occasion de recueillir de la bouche d'un producteur de disques guadeloupéen: "Je tiens à dire aussi qu'il y a beaucoup de personnes à qui j'ai payé des droits d'auteur sur des chansons dont ils n'ont pas été les compositeurs. Comme ça faisait partie du domaine 'folklore', alors j'ai accepté de payer ça, mais normalement, pour le domaine public, on ne paye rien... Après la parution de certains disques, j'ai vu beaucoup de personnes qui sont venues chez moi me faire des réclamations comme quoi tel nouveau morceau attribué à telle personne par moi ne lui appartenait pas. Je peux citer les noms" (Et il m'en cita plusieurs).
Ces dernières considérations illustrent un aspect des problèmes qui se posent à une société de tradition orale où commence à se constituer un marché de l'art, et les conflits qui peuvent résulter de cette situation.
Quelques mots encore à propos de tradùi. Lorsque quelqu'un est sans conteste l'auteur d'un morceau, on dit qu'il l'a "fait" (fè) ou "composé" (konpozé) :
Sa nou ka chanté sé lé zansyen ki ban nou'y. Bon. Mé si ni on moun ki ni on réflèksyon, ki ni on biten ki mal pasé'y, i ka enni fè on chan asi'y menm. I ka enni konposé sa. On boug kon Lwazon, si ou ka vwè on biten mal graté'y i ka enni konpozé on chan asi'w. Débwouyé'w!
"Ce que nous chantons, ce sont les anciens qui nous l'ont donné. Bon. Mais si quelqu'un a un problème, si quelque chose l'a contrarié, il fait un chant qui te concerne. Il composé ça. Un type comme Loyson (18) par exemple, si quelque chose le 'gratte', il compose aussitôt une chanson sur toi. Débrouille-toi".
D'autre part, en ce qui concerne les sept premiers termes analysés, il est pratiquement sûr qu'ils sont utilisés presque partout en Guadeloupe avec le sens que nous ont restitué les énoncés retranscrits ici. Mais pour le mot "tradùi", rien n'est sûr. Si ce terme figure dans le présent corpus, c'est qu'il est apparu spontanément lors d'une conversation qui se déroulait entre deux personnes pendant l'audition de l'enregistrement d'une veillée. Mais il m'est arrivé par ailleurs d'entendre quelqu'un d'autre (également natif de la région de Baie-Mahault) dire :
Alè moun-la ka modifyé tout sé chanté-la
"Aujourd'hui les gens 'modifient' tous les chants".
Une autre fois la même personne déclara :
Dèwnyéman an konnyé on kalagya ba'y, on kalagya i modifyé, eben i kaka asi'y
"Dernièrement je lui ai joué (au tambour soliste) un kalagya, un kalagya qu'il a modifié', eh bien, il en a fait dans sa culotte!".
Cette personne ayant soixante ans passés, je ne sais pas si elle employait le terme "modifier" dans le même sens où "traduit" l'avait été par les autres informateurs cités plus haut, beaucoup plus jeunes qu'elle. Mais il se trouve que c'est également d'elle que je tiens cette déclaration, déjà évoquée : "Il n'y a guère de gens qui soient capables de détailler un chant comme la personne qui l'a composé. Les chants ont bien de nombreuses paroles, mais à partir du moment où on a commencé à chanter un chant, on peut y dire ce qu'on veut. Il suffit de dire quelque chose qui corresponde à la rèpriz du chant".
Pour conclure, j'ajouterai que si j'ai choisi d'analyser les huit termes retenus, c'est qu'à mon sens leur mise en relation
Est particulièrement propre à nous faire dépasser le "problème des origines" pour pouvoir mieux comprendre la façon dont un peuple crée et recrée sans cesse sa musique et ce par quoi se définissent les musiques guadeloupéennes telles qu'elles "résistent" (19) dans le milieu social où je poursuis ma recherche.
Marie-Céline LAFONTAINE CNRS (Paris)
NOTES
(1) Selon la classification du syndicat U.G.T.G. (Union Générale des Travailleurs de la Guadeloupe) .
(2) La graphie du créole utilisée ici (cf. mots en gras ou passages en italiques) est celle qui a été mise au point par le GEREC (Groupe d'Etudes et de Recherches en Créolophonie de l'Université Antilles-Guyanne). Nous joignons en annexe le Tableau de rappel des lettres utilisées dans l'écriture du créole établi par ce groupe (cf. Mofwaz, Paris, Editions Caribéennes, 1980, no 3, pp. 6-7). Toutefois, depuis, le GEREC a choisi la graphie en pour rendre la voyelle nasale (cf. notes 2 et 4 du dit tableau).
(3) Sur la synonymie de ces termes, voir les commentaires concernant le mot ka.
(4) Littéralement : "coup de tambour". A ce propos, on prendra garde au fait que les mots ou expressions créoles qu'en guise de traduction j'aurai choisi de "franciser" seront mis entre guillemets, tandis que les mots créoles qui seront insérés dans une phrase en français seront en gras.
(5) cf. M.C. Lafontaine, "Balakadri ou le bal de quadrille au commandement de la Guadeloupe: un sens, une esthétique, une mémoire", Présence Africaine, nos 121-122: "Présence antillaise", Paris,1982.
(6) Le présent texte est d'ailleurs la version française remaniée d'une communication en créole qui a été présentée lors d'un Colloque organisé du 7 au 13 avril 1984 par l'Association Banzil Kréöl ("Archipel Créole") sur le thème suivant: l'La créativité lexicale et l'aménagement terminologique des langues créoles". La version créole de ce texte doit paraÎtre dans les Actes du dit Colloque.
(7) "Le Carnaval de l'Autre. A propos d'authenticité' en matière de musique guadeloupéenne théorie et réalités", Les Temps Modernes, nos 441.442, Special Antilles, Paris, avril-mai 1983.
(8) Il s'agira ici soit de propos émanant de différents informateurs, soit de divers propos émanant d'un même informateur, tous ces informateurs étant pareillement producteurs et/ou consommateurs des différentes musiques considérées.
(9) La lettre a, ou b, ou c, placée après chaque énoncé en créole permettra d'identifier les circonstances dans lesquelles il aura été recueilli.
(10) C'est-à-dire une fervente participante aux léwôz.
(11) Il y a un tambour soliste et un tambour sur lequel on bat le rythme de base. Le musicien qui 3oue le rythme de base le fait pour le musicien qui joue en soliste; le musicien soliste, quant à lui, improvise.
(12) Les tambours boula sont toujours enfourchés par les tambourinaires tandis que les tambours "marqueurs" peuvent (apparemment à partir de la tradition d'une certaine région, qui est en train de se généraliser de nos jours) être utilisés en position debout. Nul doute d'autre part que le rythme régulier des tambours boula évoque le bruit du galop d'un cheval. Mais peut-on attribuer pour autant au mot cheval utilisé ici une valeur symbolique? Il se trouve qu'un seul informateur l'a utilisé, et ce au cours d'un entretien oÙ il était question du problème du choix de la position "couché" ou "debout", du tambour soliste. A la question précise concernant la définition du mot boula, le même informateur avait répondu une première fois: "Boula c'est un 'grostambour'" et une autre fois: "Boula c'est le gwoka". Par ailleurs, la même question posée à un autre musicien a reçu la réponse suivante: "Le boula c'est lui qui fait la basse". Enfin, à une autre question concernant les fonctions respectives des deux tambours, un autre informateur a répondu: "L'un fait les aigus et l'autre les graves (les basses)".
(13) Toumblak et kalagya sont les noms de deux rythmes de lèwoz.
(14) Nom d'une des quatre figures du quadrille.
(15) Equivalent d'un choeur.
(16) Baguettes de bois que l'on frappe l'une contre l'autre.
(17) Les musiciens populaires et les gens du milieu social dont je parle ne connaissent pas la notation musicale mais ont une idée de la signification des notes. Un tambourinaire à qui je voulais faire préciser l'utilité de la petite jarre qu'il mettait toujours derrière son tambour, lorsqu'il en jouait, me répondit qu'ainsi il pouvait 'avoir tous ses tons'. A ma question concernant ce qu'il entendait par ton, il répondit:
Evè sa an ka halé si bémol, do, ré, mi fa, si, La, sol. I ka ba'w tou sa ou vlé'
"Avec ça j'arrive à obtenir si bémol, do, ré, mi, fa, si, la, sol. Ca te donne tout ce que tu veux".
(18) Chanteur reconnu comme spécialiste des chants de veillées.
(19) C'est le terme créole utilisé dans ce milieu avec la signification du français "exister".
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